Il a toujours à la main son bâton de berger, d’environ un mètre vingt, fin et écorcé. Même si, depuis six mois, Gnuke Jirma n’a plus aucun bétail à conduire. La sécheresse lui a tout pris. Ses 50 vaches, ses 10 chameaux, ses 100 chèvres – toute sa fortune. L’homme de 65 ans a bien essayé de lutter, comme le font les éleveurs de la zone Borena, dans le sud de l’Ethiopie, habitués aux caprices des nuages. En vain. «Cela a commencé il y a trois ans. Pas une goutte de pluie, pas d’herbe. Je me suis renseigné sur les rares endroits encore verts de la région, je suis allé voir moi-même, j’ai mené le troupeau avec mes fils, parfois sur des centaines de kilomètres. La distance ne compte pas pour sauver les bêtes, explique-t-il. Mais il fallait bouger sans cesse, encore et encore. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, nulle part. La pluie ne tombait pas. Quand je suis rentré au village, il y a un an, il me restait 10 vaches et 30 chèvres.»
Dans ce territoire aride, frontalier du Kenya, il existe normalement deux saisons des pluies, inégales. La grande, ganaa, entre mars et mai, et la petite, hagayya, entre septembre et octobre. Mais ganaa comme hagayya ont disparu. La région a connu cinq années de sécheresse consécutives, du jamais vu depuis les premiers relevés pluviométriques de l’histoire de l’Ethiopie. Dans la zone Borena, qui compte cinq fois plus de vaches que d’habitants, 85 % de la population vit du pastoralisme. Et les 15 % restant, en grande partie des retombées de cette activité.
Gnuke crache entre ses dents dans la poussière. Il joue machinalement avec son bracelet en fer. «Les dernières vaches n’arrivaient plus à se déplacer, les mares sont asséchées, les puits traditionnels aussi. Elles sont toutes mortes. J’aurais dû être prévoyant, en vendre quelques unes et mettre de l’argent à la banque avant la sécheresse. Mais chez nous, on ne fait pas ça. Au contraire, on dit que l’épargne, c’est le troupeau.» Près de 90 % des bovidés des Borena auraient péri. «Après les bêtes, la faim s’est attaquée aux humains. Sans pluie, on ne peut pas cultiver. Sans bœufs, on ne peut pas labourer. Il y a un mois, nous avons abandonné la maison», raconte le patriarche. Comme 400 000 habitants de la zone Borena. Gnuke vit désormais dans le camp de déplacés de Dubluk, au bord de la route nationale, à une vingtaine de kilomètres de son village, Arbala.
Invasion de criquets, Covid et guerre civile
Ici, il reçoit chaque mois 25 kilos de farine de maïs du gouvernement éthiopien, pour nourrir les huit membres de sa famille. Soit 100 grammes par personne et par jour. «Au camp, au moins, il y a de l’eau. Les voisins qui reçoivent de l’argent [via les programmes de transferts financiers réguliers mis en place par les ONG, ndlr] partagent avec nous ce qu’ils ont acheté. La solidarité est très forte chez les Borena, personne n’est abandonné», insiste Gnuke Jirma. Le seul revenu de ces éleveurs sans bétail est souvent la coupe des arbustes et la vente de fagots de bois ou de sacs de charbon, au bord de la route asphaltée qui traverse le district. Mais Gnuke refuse que ses fils pratiquent ce misérable commerce, «honteux», dit-il, au regard de son ancien statut social.
Dans la Corne de l’Afrique, 36 millions de personnes sont aujourd’hui affectées par cette interminable sécheresse, dont 24 millions en Ethiopie. «Il y a un processus d’accumulation, comme souvent dans les crises humanitaires de cette ampleur : l’invasion de criquets, puis le Covid, ensuite la guerre civile en Ethiopie, et maintenant l’absence totale de pluie sur une durée inédite», rappelle Gashahun Endale Hailemariam, le responsable pour la zone Borena de l’ONG Plan International. «La sécheresse qui sévit actuellement est à l’origine d’une catastrophe humanitaire qui nécessite des actions rapides pour sauver des vies», alerte un rapport du centre d’opérations d’urgence installé par les autorités éthiopiennes en collaboration avec l’ONU. L’organisation, qui accueille ce mercredi une conférence pour tenter de répondre aux besoins de milliards de personnes, en danger face à une crise mondiale de l’eau «imminente», alerte: l’humanité «vampirique» épuise «goutte après goutte» les ressources en eau de la planète.
Le gouvernement éthiopien, pour sa part, interdit aux humanitaires et aux agences onusiennes d’employer le mot «famine» – un tabou historique, qui renvoie aux années sombres de 1984-1985, sous le régime de Mengistu, quand l’Ethiopie avait fait l’objet d’une campagne mondiale retentissante d’appel aux dons. Il y voit une atteinte embarrassante à son image de champion africain du développement. «Notre ambition de commencer à exporter du blé s’est déjà concrétisée cette année, se félicitait le Premier ministre, Abiy Ahmed, devant ses pairs réunis pour le sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba, fin février. Une grande réussite pour l’Ethiopie et une réussite encore plus grande pour notre continent.» Un triomphe paradoxal quand, dans la zone Borena, 800 000 personnes ont un besoin urgent d’aide alimentaire – plus de 250 000 personnes en restent privées – pour survivre.
La végétation a grillé
Ce vendredi-là, la femme de Gnuke Jirma, Daki, 40 ans, est partie à l’aube pour Arbala. Elle a marché les 15 kilomètres. Comme partout, autour du village, la végétation a grillé, uniformément grise. Le vent forme des tornades de poussière ocre qui traversent la plaine. Sous le soleil, Daki secoue des acacias. Elle fait tomber des graines destinées à nourrir les deux seules chèvres qui restent en possession de la famille. Pour discuter à l’ombre, elle rouvre sa maison abandonnée – une case circulaire en terre battue, vaste et propre. Sous le toit est accroché un épi de maïs séché, pour des futures semences qui ne viendront pas.
«Le plus important, ce n’est pas la maison. Je ne suis pas triste, assure-t-elle, en bonne nomade. Nos ancêtres ont voulu vivre là parce qu’il y avait des ressources. C’était une très bonne terre pour l’élevage : quand un étranger demandait de l’eau, on lui donnait du lait. Les habitants d’Arbala possédaient des milliers de vaches ! Tout a disparu. Sans ressource, nous n’avons plus rien à faire ici.» Daki porte un pull bleu, un foulard à pois et des escarpins en plastique. Elle calcule en silence. «Pour reconstituer un troupeau comme celui qu’on possédait, il faudra au moins vingt ans, affirme-t-elle. En attendant, les enfants vont devoir aller chercher de l’argent.»
Où ? «Nous ne connaissons que les animaux», admet-elle. Au-delà de la catastrophe humanitaire, cette sécheresse à répétition, inédite par son ampleur, est à l’origine d’un violent choc social et culturel chez les Borena, qui voient leurs moyens de subsistance traditionnels s’effondrer. Guduro et Nagele, eux, l’ont accepté. Les jeunes mariés – 26 et 19 ans respectivement – ont été les premiers de leur village à rejoindre le camp de Dubluk, quand leurs propres vaches ont été incapables de se lever. «Mes parents s’y opposaient, abandonner le bétail était un déshonneur. Surtout pour un garçon, qui hérite du troupeau, explique Guduro. Aujourd’hui, ils s’apprêtent à nous rejoindre. C’est triste, mais l’élevage n’a plus d’avenir. Les gens de notre génération l’ont compris. Nous voulons tout de même vivre ici, alors il nous faut nous adapter, changer d’activité.»
A petite échelle, le jeune homme a mis ses idées en pratique. Dans le camp de déplacés, il a acheté une charrette. Avec son âne, qui résiste mieux à la sécheresse que les bovins, il fait des tournées de vente d’eau. Il loue sa charrette quand il va à l’école – il a repris les cours, en sixième année, au milieu d’une classe d’enfants de 12 ans.
«Seules les chèvres survivront»
Nagele est meilleure élève : elle a complété ses études secondaires à l’école du camp, mais vient d’échouer aux examens d’entrée à l’université. Elle souhaite devenir médecin. «Nous voulons continuer notre éducation», proclame-t-elle, sous son voile noir transparent. Des cahiers scolaires ont été rangés entre les branches qui servent de charpente à leur abri. «On veut construire une maison ici, à côté de la ville, le gouvernement a dit qu’il allait nous céder les parcelles.» Nagele est enceinte de sept mois.
«Tout ça est temporaire, on retrouvera notre vie d’avant», crie sa grand-mère, assise sur le seuil de la hutte voisine. Par respect, les deux jeunes n’osent pas la contredire. «D’ailleurs, les prévisionnistes disent qu’il va pleuvoir», ajoute la vieille femme. Elle ne fait pas ici référence aux services météorologiques de l’Etat éthiopien, mais à un homme comme Kalicha Kanchoro Buku. Attablé à un bar du centre-ville de Dubluk, ce vieillard guetté par la cataracte porte des baskets et une casquette rouge de marque 7-Eleven – une enseigne de supermarchés japonaise. Autour de lui, un groupe d’éleveurs écoute. Kalicha, 82 ans, a l’habitude de parler en public. Depuis près de soixante ans, il prédit le temps des Borena.
«Rien n’est constant dans la nature, à part le soleil qui se lève à l’est et qui se couche à l’ouest», dit-il en introduction. Kalicha lit l’avenir dans les étoiles et les entrailles des animaux sacrifiés, en s’appuyant sur les récits des ancêtres, dont ceux de son père, qui lui a transmis son savoir. Dans ses prévisions, il n’est pas question que de météo. «Tout ce que mes prédécesseurs avaient annoncé est en train de se réaliser : les vaches mourront et seules les chèvres survivront ; la terre deviendra infertile ; les jeunes n’écouteront plus les aînés ; les femmes ne se parfumeront plus au qaya [un encens traditionnel].»
Pour la pluie, Kalicha n’est pas inquiet. «Ganaa va venir bientôt, elle sera abondante.» En revanche, «les conditions économiques et sociales vont continuer à se dégrader», annonce-t-il tranquillement. Le prévisionniste se lève en s’appuyant sur sa lourde canne en fer en forme de point d’interrogation. «Il n’y aura pas de retour en arrière. Ça n’arrivera pas. Et j’en suis heureux. Nous étions collectivement dépendants de nos vaches, la sécheresse est une opportunité pour nous en libérer.» Son audience est interloquée.
Des vaches aux os saillants
Le marché au bétail de Dubluk est la sinistre illustration des paroles de Kalicha. Jadis, près de 2 000 bovins s’échangeaient ici chaque semaine. «Les vaches de race boran sont hautes, de couleur beige, leurs cornes sont courtes, récite un jeune berger. Bref, elles sont magnifiques.» Au centre de l’immense enclos qui abrite habituellement les transactions, huit vaches efflanquées, aux os saillants, sont immobiles, la tête baissée. «Ce sont les plus belles, celles qui vont être emportées, indique le vendeur, gêné. L’acheteur doit venir avec un camion. Il va les transporter dans une autre région.»
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Leur prix est passé de 20 000 à 2 000 birrs (de 350 à 35 euros), soit désormais un coût inférieur à celui d’une chèvre – plus résistante puisqu’elle mange moins, se nourrit des feuilles des arbres et peut dénicher de quoi subsister parmi les déchets humains. «Personne n’est assez fou pour acheter une vache ici, les acheteurs viennent de l’extérieur. On en est rendus à prier pour la sauvegarde la race boran», dit l’éleveur, en désignant le ciel – sans qu’on sache très bien si le geste s’adresse à Dieu ou aux nuages. Ce qui revient peut être au même. Dans la langue oromo parlée par les Borena, il existe deux termes pour désigner la pluie : boka, pour l’eau qui est tombée, et robha, pour celle qui est attendue. Depuis samedi, il a plu sur l’ensemble de la zone. On emploie enfin le mot boka.
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